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La newsletter qui a du nez

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Par Louise
4 mars · 6 mn à lire
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Ça pue l'amour... platonique

Vous choisissez vos amis à l'odeur et autres fun facts sur les effluves de vos potes


Vous ne “sentez” pas votre nouvelle boss, ne pouvez pas “piffer” votre voisin, et vous dites “ça pue l’amour ici” quand vos amis s’embrassent ? Vous avez certes l’air chiant, mais vous prouvez par votre choix de mots que l’odorat joue un rôle bien plus important dans nos liens sociaux qu’on le pense. A maîtriser en communauté, libérées dans l’intimité, gênantes ou réconfortantes, découvertes ou chargées de souvenirs, les effluves nous accompagnent au quotidien, sans que nous y prêtions attention.

Cinquième et dernier sens, sens sacrifié ? Dans cette newsletter, on remet le pif au milieu du visage,  pour découvrir ce qu’il a à nous dire sur nos modes de vie, et sur le monde qui nous entoure.


Tu la connais cette scène. Celle où le héros, terrassé par la disparition de l’être aimé, porte à son visage un vêtement du disparu pour en inspirer goulûment les effluves, derniers relents d’une histoire d’amour condamnée. 

Tu les connais ces spots à la télé. Ceux dans lesquels des vedettes huilées se meuvent au ralenti sur un tube pop, tandis qu’une voix langoureuse susurre des slogans pour parfums aphrodisiaques.

“La séduction de tous les instants” “Croquez le mâle, croquez le bien” “Naturellement irrésistible”

Tu la connais cette fleur. Celle dont la senteur enivre l’amoureuse, tout entière abandonnée au souvenir de l’amant à peine rencontré. Ou celle encore dont les exhalaisons incarnent la puissance de séduction de la femme aimée.

Dans American Beauty, film sorti en 1999, le réalisateur Sam Mendes use de la rose et ses pétales comme d'une mise à l'image d'un fantasme sexuel du personnage principal. Vous avez dit male gaze ?Dans American Beauty, film sorti en 1999, le réalisateur Sam Mendes use de la rose et ses pétales comme d'une mise à l'image d'un fantasme sexuel du personnage principal. Vous avez dit male gaze ?

Ce n’est plus à prouver, l’amour a une odeur. Le sexe aussi. Certaines en ont poussé la démonstration jusqu’à l’absurde, en commercialisant des bougies “au parfum de [leur] orgasme”.

Et l’amitié dans tout ça ? La sage et pure amitié, débarrassée des élans du corps ? Largement exclue de l’imaginaire olfactif, elle n’échappe pourtant pas aux diktats de la truffe. Démonstration en trois points.


Les amis sont la famille que notre nez choisit

C’est du moins la conclusion de la très sérieuse enquête du non moins sérieux Weizmann Institute of Science, en Israël. En 2022, une petite équipe de scientifiques a invité 20 couples d’amis du même sexe, qui avaient fait l’expérience d’un “coup de foudre amical”, à venir se faire renifler par un “eNose” ou nez électronique. Ce limier numérique, qui peut distinguer le bouquet d’odeurs corporelles de chaque humain et les rapprocher par similarités, a prédit avec 71% de réussite les duos d’amis.

Prince street girls © Susan MeiselasPrince street girls © Susan Meiselas

Alors, qu’en conclure ? Les enseignements de cette étude n’ont rien d’étonnant. Les mammifères, rappellent les chercheurs, se reniflent notoirement entre eux avant de décider d’une potentielle amitié. Toute personne possédant un chien s’est d’ailleurs fait cette réflexion, en réfléchissant au ratio eye contact / sourires gênés à échanger avec l’heureux détenteur d’un autre canidé auquel votre ami à quatre pattes a soudainement décidé de respirer le cul - beaucoup trop longtemps. 

Mais il est désormais établi que pour les humains également, l’odorat joue un rôle dans le choix des amitiés. Une découverte qui devrait rassurer cet utilisateur Reddit, hétéro visiblement perturbé par les exhalaisons de ses potes.


Parce qu’il sentait lui, parce qu’il sentait moi…


…et parce que résumer la rencontre amicale à un bouquet de molécules, ça manque de poésie. Montaigne et La Boétie, Eluard et Picasso, Platon et Aristote, Astérix et Obélix… (mais où sont les femmes ?) Simples esclaves de leur appendice nasal ?

Détrompez-vous, nous enjoint Charles Pépin dans Philosophie Magazine : le coup de foudre amical, en plus d’une alchimie purement scientifique, relève d’une alchimie des âmes inexpliquée, d’une confiance immédiatement et immodérément accordée à celui qui nous était jusqu’alors inconnu. 

De la série "Io non ho mani che mi accarezzano il viso" (1961-1963) © Mario GiacomelliDe la série "Io non ho mani che mi accarezzano il viso" (1961-1963) © Mario Giacomelli

Ce sentiment qui nous dépasse nous porte à la confidence, à partager l’intimité de notre âme avec celle de l’ami. Or, “une odeur aimée est le centre d’une intimité”, analyse Bachelard dans La poétique de la rêverie (1960). L’odeur de l’ami synthétise en une effluve son âme, intime, chérie, et son corps qui nous le rend palpable. Vachement plus joli que cette histoire de phéromones, non ?

“Parfois, on ouvre un vieux flacon qui se souvient / D’où jaillit toute vive une âme qui revient”

C’est beau, non ? C’est du Baudelaire. Un extrait de Le Flacon, très exactement.


De l’importance des odeurs dans la vie sociale

L’anosmie, perte totale du cinquième sens, est arrivée sur le devant de la scène pendant la pandémie de Covid-19, puisqu’elle fait partie de sa kyrielle de symptômes graves et handicapants, bien que temporaires. 

“En coupant vos liens olfactifs, l’anosmie coupe vos liens affectifs”

Mais pour certains patients, entre 1 et 5% de la population des pays occidentaux selon le CNRS, l’anosmie est pérenne. Et elle impacte fortement leur vie sociale. Pour Arte Radio, Nicolas décrit sa vie sans odeurs comme “un film en noir et blanc, sur une vieille VHS qui grésille et [...] c’est juste extrêmement chiant à regarder”. Anosmique depuis l’enfance, il résume son handicap ainsi : “En coupant vos liens olfactifs, l’anosmie coupe vos liens affectifs”.

Pas de bonne bouffe entre amis, des doutes perpétuels sur son odeur corporelle (Est-ce que je sens mauvais ? Est-ce que j’ai mauvaise haleine ?), des références et des joies communes qui leur échappent… Dans cet article de Libération, trois chercheur.es au CNRS rappellent que près d’un tiers des personnes dont l’odorat est attaqué présentent des symptômes dépressifs, dûs à “de réelles difficultés dans la vie sociale, se traduisant par une tendance à l’isolement”. 

Donc non, l’odeur des transports en commun à l’heure de pointe n’est pas une difficulté sociale. C’est un privilège.

Art’room

Cette semaine, une rencontre amicale autour des odeurs.

Celle de Josef Breitenbach (1896 - 1984), portraitiste allemand de renom (il a immortalisé les trombines de Max Ernst, Kandinsky, ou encore James Joyce) et René Devaux, botaniste français pionnier de la biophysique moléculaire.

Esprit surréaliste pour l’un, obsession scientifique pour l’autre, les deux hommes partagent la même marotte : rendre visible le parfum des fleurs.

Vers la fin des années 30, ils s’associent et voici ce qui sort de la boîte noire : 

De gauche à droite : White Lily's fragrance and petals photographed in monomolecular layer / Fragrance of a rose / Rose petal exhaling its fragrance © The Josef and Yaye Breitenbach Charitable FoundationDe gauche à droite : White Lily's fragrance and petals photographed in monomolecular layer / Fragrance of a rose / Rose petal exhaling its fragrance © The Josef and Yaye Breitenbach Charitable Foundation

 Ou quand la science et la poésie se font la cour…

Effluves littéraires

“Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. Il songeait à madame François. Il s’échappait, allait causer un instant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle se secouait comme un caniche, disait qu’elle en avait bien vu d’autres, qu’elle n’était pas en sucre, pour fondre comme ça, aux premières gouttes d’eau. Il la forçait à entrer quelques minutes sous une rue couverte ; plusieurs fois même il la mena jusque chez monsieur Lebigre, où ils burent du vin chaud. Pendant qu’elle le regardait amicalement, de sa face tranquille, il était tout heureux de cette odeur saine des champs qu’elle lui apportait, dans les mauvaises haleines des Halles. Elle sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel.”

Le Ventre de Paris, Zola, série des Rougon-Macquart

Par l’expression “Le Ventre de Paris”, Zola désigne en fait les Halles, qu’il dépeint comme un immense estomac dépourvu d’empathie, engraissant les riches pour mieux recracher les pauvres, la peau sur les os.

Madame François, maraîchère de 35 ans, y vient chaque jour vendre ses légumes alors qu’elle travaille au plein air en dehors de la capitale. Au milieu de cette faune obnubilée par le profit et dépourvue de la moindre pitié pour les “maigres”, elle promène son sourire et sa bonne humeur, sa bonté à toutes épreuves.

Un jour qu’il allait mourir, exténué et affamé sur le bord de la route, Madame François a recueilli Florent dans sa charrette. C’est le personnage principal du roman. 

Depuis, ils vivent une saine amitié, bouffée d’air frais et d’authenticité pour Florent qui travaille désormais dans l’enfer des Halles. La maraîchère, qui n’a pas encore été digérée par le ventre de Paris, conserve un lien avec l’extérieur et une défiance envers ce “gigantesque ventre de métal boulonné”. 

C’est cette distance salvatrice et cette bienveillance qui sont le fondement de leur amitié, et que son odeur de “terre, [d]e foin, [d]e grand air, [d]e grand ciel” symbolise pour Florent.

La question saugrenue de la fin

En écrivant tout ce qui précède, je me suis demandé ce que sentait Laura, ma meilleure amie d’enfance. J’en ai fait une liste :

  • Le parfum Nina Ricci, qu’elle porte depuis le collège et qui me l’évoque immédiatement à la première effluve.

  • La lessive avec laquelle elle lave ses vêtements, et le plaid dans lequel je m’endors en boule sur son canap.

  • La cuisine, qu’elle aime faire et qu’on laisse mijoter pendant des après-midis entières en se racontant nos vies, TF1 en fond sonore.

Et toi, il ou elle sent quoi, ton ou ta meilleure pote ? Envoie-moi ta réponse sur Insta, et je publierai la meilleure dans la prochaine newsletter :)


En attendant vos retours, je vous souhaite une semaine qui fleure bon les marrons chauds et la jacinthe,