Flair

La newsletter qui a du nez

image_author__Louise
Par Louise
Partager cet article :

🐽 C'est du propre

Ou comment les industriels ont recréé l'odeur de vos draps d'enfance, et autres fun facts sur l’odeur du propre

Oh, ça sent le propre, a-t-on tous déclaré un jour en rentrant chez un date, qui mettra alors un point d’honneur à nous persuader que le parfum de son logis n’a rien à voir avec notre venue.

“Non j’ai pas fait le ménage, non”

Cette formule un peu réflexe, on ne l’emploie pas n’importe quand. Elle nous monte aux lèvres lorsqu’un doux parfum de draps frais ou de sols serpillés vient flatter nos narines, dressées à le reconnaître comme preuve d’une hygiène irréprochable. 

Pourtant, l’haleine Freedent n’est en aucun cas une garantie de lavage de dents fréquents, plutôt l’inverse même. Et la lessive écolo un peu chiante au savon d’Alep, bien que d’odeur neutre, nettoie aussi bien que les capsules à l’Ylang Ylang.

Monsieur Propre et ses gros muscles à force de passer la serpillèreMonsieur Propre et ses gros muscles à force de passer la serpillère

Alors, qui nous a fait croire autrement ? Et qui, guidé par sa truffe, n’a jamais débouché chaque flacon du rayon gel douche de son supermarché pour les renifler avant de faire son choix ?

On y apprend d’ailleurs qu’elle sent le caramel, la fraise et les fleurs, quand lui sent le mojito, le wasabi ou la lave volcanique (no joke). Ushuaïa a même mis au point un mystérieux parfum “minéraux marins”, tandis qu’Axe propose un déo “caramel millionnaire”, sans doute parce que vrai homme avoir argent.

L’odeur du propre, finalement, sa en dit long sur la sociéter Démêlons tout ça, en trois étapes.


Quand le propre ne sentait rien

C’est une information que nous possédons tous confusément, sans doute parce que la posséder clairement est relativement inconfortable : oui, les odeurs sont bien des molécules volatiles “qui pénètre[nt] dans le mucus de notre cavité nasale”.

Le fumet de l’haleine fétide de votre chien n’est donc rien d’autre qu’une flopée de petites particules de son repas de midi qui franchissent votre barrière corporelle avant d’être décodées et transmises à votre cerveau par le nerf olfactif.

Par ce mécanisme chimique façonné depuis des millénaires, certaines odeurs sont inscrites dans la mémoire cérébrale commune comme “mauvaises”. Fruit de la sélection naturelle, cette réaction instinctive nous évite par exemple de consommer de la nourriture avariée. 

Une laverie quelque part en France © Alex LiveraniUne laverie quelque part en France © Alex Liverani

Mais d’autres effluves perçues comme indésirables sont plutôt les victimes d’un apprentissage culturel. Elles ne sont mises au ban que dans certaines sociétés, dans lesquelles on a appris dès l’enfance à détester telle ou telle effluve. 

Il en va de même pour le tabou entourant de nos jours les odeurs corporelles ou fécales, qui se sont pourtant exprimées librement jusqu’à “la fin du XVIIIème siècle, avec l’apparition et le développement – très progressif – de l’hygiène”. 

Désormais perçues comme animales, honteuses et archaïques, elles sont progressivement maîtrisées puis éliminées de l’espace public. La propreté règne alors en maîtresse sur une société où les odeurs se sont tues et nos altiers tarbouifs d’occidentaux développent une aversion à tout un tas d’effluves jusqu’alors tolérées.


Les industriels flairent le filon

Alors que, du temps où Coluche les tournait en dérision, les publicités pour la lessive insistaient lourdement mais exclusivement sur les propriétés nettoyantes des derniers articles en rayons, il serait désormais impensable de promouvoir lessive ou adoucissant sans en vanter l’odeur.

Renifler la chemise de son mari ; courir dans les lavandes/fond vert d’un studio parisien ; massacrer, extatique, un tube pop le nez plongé dans ses fringues propres… Laver “encore plus blanc” ne suffit plus pour la réclame. Désormais il faut aussi que ça “smell like a flower”, comme dirait l’autre.

Sophia Loren et Marcello Mastroianni dans Une journée particulière de Ettore Scola (1977)Sophia Loren et Marcello Mastroianni dans Une journée particulière de Ettore Scola (1977)

Seulement ça, ça n’est pas arrivé tout seul. C’est le résultat d’une stratégie marketing de l’industrie du détergent, qui joue sur vos souvenirs de nuits d’été dans des draps séchés au soleil et à l’air pur pour prendre en otage vos émotions. Et ça, en un seul lavage ! 

Depuis les années 30, les commerciaux ont trouvé un moyen de recréer cette odeur de chaleur un peu rêche en laboratoire. “Cette fraîcheur de propre qui tient est souvent composée de molécules d'aldéhydes ou de muscs blancs. Les aldéhydes ont la particularité de sentir le fer chaud”, explique Pierre Aulas, directeur du développement olfactif de Thierry Mugler et Azzaro Parfums au journal Le Temps.

Plus largement, l’odeur chimique de fleurs tropicales ou d’huile essentielle qui émane du linge propre est devenue une indication de l’efficacité d’une lessive. Et, il faut l’admettre, ses effluves rendent plus aisée l’épreuve de l’étendoir dont le linge sécherait vachement plus vite s’il retournait d’où il est venu, c’est-à-dire du septième cercle de l’Enfer.


Dessous, les forçats du tarin

Nos rues sont propres, nos maisons, nos bureaux, nos écoles et nos vieux sont propres. Pas un déchet qui nous reste sur les bras ; pas une déjection côtoyée plus de 5 minutes, le temps d’un candy crush sur le trône ; pas un cendrier urbain qui dégueule. Et chaque jour, des travailleurs et travailleuses de la propreté qui se fadent pour nous les odeurs nauséabondes qui n’ont pas spontanément disparu de l’espace public, mais qu’ils et elles s’attachent quotidiennement à nous épargner.

Parmi eux, les égoutiers de la Ville de Paris. Six pieds sous la terre de la capitale, les deux pieds dans la merde, ils se fient à leurs cinq sens pour ne pas y rester. Les odeurs nauséabondes qui émanent du labyrinthe souterrain sont pour eux des “signaux à interpréter”, qui peuvent leur sauver la vie.

Sewer workers - 1992 © Mark PowerSewer workers - 1992 © Mark Power

Eaux stagnantes, rejets de produits chimiques interdits, poches de gaz… L’habituelle et rassurante “odeur d’égout” peut rapidement se muer en péril de mort imminente. C’est donc au flair que les égoutiers préviennent les incidents, avant même les outils technologiques. 

« Notre nez est le meilleur détecteur »

« À l’odeur, je sais qu’il y a un problème »

« Ce qui n’est pas normal, c’est quand on sent rien »

Si ces émanations leur sont utiles, elles mettent cependant l’odorat des travailleurs à rude épreuve.  Ils l’assurent : il faut manger avant de descendre. Histoire d’avoir quelque chose à vomir si les effluves et la saleté se font insupportables.


Art’room

Doris Day et Rock Hudson dans Pillow Talk (1959)Doris Day et Rock Hudson dans Pillow Talk (1959)

Ce plan est extrait de la comédie américaine Pillow Talk, sortie en salles le 6 octobre 1959.

Les deux héros du film, deux new-yorkais d’une quarantaine d’années, partagent la même ligne de téléphone. C’est-à-dire que l’une (Jan) ne peut se servir de son fixe que lorsque l’autre (Brad) veut bien raccrocher son combiné, qu’il monopolise à toute heure du jour et de la nuit pour parler à ses nombreuses conquêtes féminines.

Elle est une brillante décoratrice d’intérieur aux goûts franchement douteux, qui aime vivre seule bien qu’elle soit lourdement courtisée par un millionnaire pétri de mommy issues. Lui est un séducteur invétéré (on dirait de nos jour un gros charo) aux cheveux gominés et à la raie bien peignée en forme de piste d’atterrissage sur son crâne vide.

Les deux se détestent, puisqu’il l’empêche de passer ou recevoir des appels et qu’elle l’empêche de chanter sa chanson de lover (c’est la même à chaque fois, dont il change le prénom) à ses amantes par téléphone. Ils s’engueulent régulièrement par combinés interposés, mais ne se sont jamais vu.

On comprend donc que cette comédie, franchement drôle une fois accepté le ridicule de la situation, joue énormément sur les stéréotypes de genre. Dans ce plan, les deux personnages sont filmés en pleine intimité, dans leur bain. Côté gauche, la femme se doit de se prélasser toute maquillée dans un bain moussant probablement rempli des lotions colorées et potions odorantes qu’on voit alignées contre le mur. L’homme se lave à l’eau. 

Une femme propre ne sent donc pas la même chose qu’un homme propre. Surtout dans les comédies américaines du milieu du siècle dernier. 


Effluves littéraires

Les vieux ne parlent plus

Ou alors seulement parfois du bout des yeux

Même riches ils sont pauvres

Ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux

Chez eux ça sent le thym, le propre

La lavande et le verbe d'antan

Que l'on vive à Paris, on vit tous en province

Quand on vit trop longtemps

Les Vieux, 1963, Jacques Brel

Le texte constitue la première strophe de cette chanson bien connue de Brel, qui ne fut jamais vieux. Sur scène, l’Abbé marque de ses grands bras le mouvement du balancier de l’horloge, en nage dans son costume sombre. Il vous arrache une larme à l’évocation de celles et ceux qui, restés seuls, “traverse[nt] le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin”.

	Uncle Harry Entering Barn, Home Place - 1947 © Wright Morris Uncle Harry Entering Barn, Home Place - 1947 © Wright Morris

Dans cette chanson, Brel dresse le portrait d’une génération éteinte et fatiguée, qui n’est ni tout à fait dans la vie ni tout à fait dans la mort. Dès le cinquième vers de la chanson, il fait appel au cinquième sens de son public : chez les vieux, ça “sent le thym, le propre, la lavande et le verbe d’antan”, chante-t-il en égrenant chaque syllabe comme autant d’inéluctables secondes.

L’odeur du propre devient l’odeur de l’ennui, du logis refermé sur sa solitude et impeccablement tenu dans l’attente du dernier voyage. Leur chez-soi est littéralement aseptisé, un terme qui, de “stérilisé, sans microbes”, en est venu à signifier “neutre”, “fade”, “froid”. Comme ce qui les attend “plus loin”.


La question saugrenue de la fin

A votre avis, il sent quoi Monsieur Propre ?

Je table sur :

  • L’after shave, parce que la douceur de ses joues n’a d’égal que l’éclat de son crâne, plus brillant que ton futur.

  • Les embruns salés de l’océan Atlantique sillonné par le marin de l’US Navy qui l’a inspiré.

  • La javel mélangée à la sueur, parce que si l’on en croit l’étrange origin story inventée par son entreprise mère, il passe sa vie à nettoyer des trucs.

T’en penses quoi toi ? Envoie-moi ta réponse sur Twitter où je te lirai avec plaisir (si je trouve la messagerie - je maîtrise pas encore bien l’outil - oui j’ai environ 60 piges).

En attendant vos retours, je vous souhaite une semaine qui fleure bon le magnolia et la pluie sur le béton mouillé,