âOh, ça sent le propreâ, a-t-on tous dĂ©clarĂ© un jour en rentrant chez un date, qui mettra alors un point dâhonneur Ă nous persuader que le parfum de son logis nâa rien Ă voir avec notre venue.
âNon jâai pas fait le mĂ©nage, nonâ
Cette formule un peu rĂ©flexe, on ne lâemploie pas nâimporte quand. Elle nous monte aux lĂšvres lorsquâun doux parfum de draps frais ou de sols serpillĂ©s vient flatter nos narines, dressĂ©es Ă le reconnaĂźtre comme preuve dâune hygiĂšne irrĂ©prochable.Â
Pourtant, lâhaleine Freedent nâest en aucun cas une garantie de lavage de dents frĂ©quents, plutĂŽt lâinverse mĂȘme. Et la lessive Ă©colo un peu chiante au savon dâAlep, bien que dâodeur neutre, nettoie aussi bien que les capsules Ă lâYlang Ylang.
Monsieur Propre et ses gros muscles Ă force de passer la serpillĂšre
Alors, qui nous a fait croire autrement ? Et qui, guidĂ© par sa truffe, nâa jamais dĂ©bouchĂ© chaque flacon du rayon gel douche de son supermarchĂ© pour les renifler avant de faire son choix ?
On y apprend dâailleurs quâelle sent le caramel, la fraise et les fleurs, quand lui sent le mojito, le wasabi ou la lave volcanique (no joke). UshuaĂŻa a mĂȘme mis au point un mystĂ©rieux parfum âminĂ©raux marinsâ, tandis quâAxe propose un dĂ©o âcaramel millionnaireâ, sans doute parce que vrai homme avoir argent.
Lâodeur du propre, finalement, sa en dit long sur la sociĂ©ter⊠DĂ©mĂȘlons tout ça, en trois Ă©tapes.
Quand le propre ne sentait rien
Câest une information que nous possĂ©dons tous confusĂ©ment, sans doute parce que la possĂ©der clairement est relativement inconfortable : oui, les odeurs sont bien des molĂ©cules volatiles âqui pĂ©nĂštre[nt] dans le mucus de notre cavitĂ© nasaleâ.
Le fumet de lâhaleine fĂ©tide de votre chien nâest donc rien dâautre quâune flopĂ©e de petites particules de son repas de midi qui franchissent votre barriĂšre corporelle avant dâĂȘtre dĂ©codĂ©es et transmises Ă votre cerveau par le nerf olfactif.
Par ce mĂ©canisme chimique façonnĂ© depuis des millĂ©naires, certaines odeurs sont inscrites dans la mĂ©moire cĂ©rĂ©brale commune comme âmauvaisesâ. Fruit de la sĂ©lection naturelle, cette rĂ©action instinctive nous Ă©vite par exemple de consommer de la nourriture avariĂ©e.Â
Une laverie quelque part en France © Alex Liverani
Mais dâautres effluves perçues comme indĂ©sirables sont plutĂŽt les victimes dâun apprentissage culturel. Elles ne sont mises au ban que dans certaines sociĂ©tĂ©s, dans lesquelles on a appris dĂšs lâenfance Ă dĂ©tester telle ou telle effluve.Â
Il en va de mĂȘme pour le tabou entourant de nos jours les odeurs corporelles ou fĂ©cales, qui se sont pourtant exprimĂ©es librement jusquâĂ âla fin du XVIIIĂšme siĂšcle, avec lâapparition et le dĂ©veloppement â trĂšs progressif â de lâhygiĂšneâ.Â
DĂ©sormais perçues comme animales, honteuses et archaĂŻques, elles sont progressivement maĂźtrisĂ©es puis Ă©liminĂ©es de lâespace public. La propretĂ© rĂšgne alors en maĂźtresse sur une sociĂ©tĂ© oĂč les odeurs se sont tues et nos altiers tarbouifs dâoccidentaux dĂ©veloppent une aversion Ă tout un tas dâeffluves jusquâalors tolĂ©rĂ©es.
Les industriels flairent le filon
Alors que, du temps oĂč Coluche les tournait en dĂ©rision, les publicitĂ©s pour la lessive insistaient lourdement mais exclusivement sur les propriĂ©tĂ©s nettoyantes des derniers articles en rayons, il serait dĂ©sormais impensable de promouvoir lessive ou adoucissant sans en vanter lâodeur.
Renifler la chemise de son mari ; courir dans les lavandes/fond vert dâun studio parisien ; massacrer, extatique, un tube pop le nez plongĂ© dans ses fringues propres⊠Laver âencore plus blancâ ne suffit plus pour la rĂ©clame. DĂ©sormais il faut aussi que ça âsmell like a flowerâ, comme dirait lâautre.
Sophia Loren et Marcello Mastroianni dans Une journée particuliÚre de Ettore Scola (1977)
Seulement ça, ça nâest pas arrivĂ© tout seul. Câest le rĂ©sultat dâune stratĂ©gie marketing de lâindustrie du dĂ©tergent, qui joue sur vos souvenirs de nuits dâĂ©tĂ© dans des draps sĂ©chĂ©s au soleil et Ă lâair pur pour prendre en otage vos Ă©motions. Et ça, en un seul lavage !Â
Depuis les annĂ©es 30, les commerciaux ont trouvĂ© un moyen de recrĂ©er cette odeur de chaleur un peu rĂȘche en laboratoire. âCette fraĂźcheur de propre qui tient est souvent composĂ©e de molĂ©cules d'aldĂ©hydes ou de muscs blancs. Les aldĂ©hydes ont la particularitĂ© de sentir le fer chaudâ, explique Pierre Aulas, directeur du dĂ©veloppement olfactif de Thierry Mugler et Azzaro Parfums au journal Le Temps.
Plus largement, lâodeur chimique de fleurs tropicales ou dâhuile essentielle qui Ă©mane du linge propre est devenue une indication de lâefficacitĂ© dâune lessive. Et, il faut lâadmettre, ses effluves rendent plus aisĂ©e lâĂ©preuve de lâĂ©tendoir dont le linge sĂ©cherait vachement plus vite sâil retournait dâoĂč il est venu, câest-Ă -dire du septiĂšme cercle de lâEnfer.
Dessous, les forçats du tarin
Nos rues sont propres, nos maisons, nos bureaux, nos Ă©coles et nos vieux sont propres. Pas un dĂ©chet qui nous reste sur les bras ; pas une dĂ©jection cĂŽtoyĂ©e plus de 5 minutes, le temps dâun candy crush sur le trĂŽne ; pas un cendrier urbain qui dĂ©gueule. Et chaque jour, des travailleurs et travailleuses de la propretĂ© qui se fadent pour nous les odeurs nausĂ©abondes qui nâont pas spontanĂ©ment disparu de lâespace public, mais quâils et elles sâattachent quotidiennement Ă nous Ă©pargner.
Parmi eux, les Ă©goutiers de la Ville de Paris. Six pieds sous la terre de la capitale, les deux pieds dans la merde, ils se fient Ă leurs cinq sens pour ne pas y rester. Les odeurs nausĂ©abondes qui Ă©manent du labyrinthe souterrain sont pour eux des âsignaux Ă interprĂ©terâ, qui peuvent leur sauver la vie.
Sewer workers - 1992 © Mark Power
Eaux stagnantes, rejets de produits chimiques interdits, poches de gaz⊠Lâhabituelle et rassurante âodeur dâĂ©goutâ peut rapidement se muer en pĂ©ril de mort imminente. Câest donc au flair que les Ă©goutiers prĂ©viennent les incidents, avant mĂȘme les outils technologiques.Â
« Notre nez est le meilleur détecteur »
« Ă lâodeur, je sais quâil y a un problĂšme »
« Ce qui nâest pas normal, câest quand on sent rien »
Si ces Ă©manations leur sont utiles, elles mettent cependant lâodorat des travailleurs Ă rude Ă©preuve. Ils lâassurent : il faut manger avant de descendre. Histoire dâavoir quelque chose Ă vomir si les effluves et la saletĂ© se font insupportables.
Artâroom
Doris Day et Rock Hudson dans Pillow Talk (1959)
Ce plan est extrait de la comédie américaine Pillow Talk, sortie en salles le 6 octobre 1959.
Les deux hĂ©ros du film, deux new-yorkais dâune quarantaine dâannĂ©es, partagent la mĂȘme ligne de tĂ©lĂ©phone. Câest-Ă -dire que lâune (Jan) ne peut se servir de son fixe que lorsque lâautre (Brad) veut bien raccrocher son combinĂ©, quâil monopolise Ă toute heure du jour et de la nuit pour parler Ă ses nombreuses conquĂȘtes fĂ©minines.
Elle est une brillante dĂ©coratrice dâintĂ©rieur aux goĂ»ts franchement douteux, qui aime vivre seule bien quâelle soit lourdement courtisĂ©e par un millionnaire pĂ©tri de mommy issues. Lui est un sĂ©ducteur invĂ©tĂ©rĂ© (on dirait de nos jour un gros charo) aux cheveux gominĂ©s et Ă la raie bien peignĂ©e en forme de piste dâatterrissage sur son crĂąne vide.
Les deux se dĂ©testent, puisquâil lâempĂȘche de passer ou recevoir des appels et quâelle lâempĂȘche de chanter sa chanson de lover (câest la mĂȘme Ă chaque fois, dont il change le prĂ©nom) Ă ses amantes par tĂ©lĂ©phone. Ils sâengueulent rĂ©guliĂšrement par combinĂ©s interposĂ©s, mais ne se sont jamais vu.
On comprend donc que cette comĂ©die, franchement drĂŽle une fois acceptĂ© le ridicule de la situation, joue Ă©normĂ©ment sur les stĂ©rĂ©otypes de genre. Dans ce plan, les deux personnages sont filmĂ©s en pleine intimitĂ©, dans leur bain. CĂŽtĂ© gauche, la femme se doit de se prĂ©lasser toute maquillĂ©e dans un bain moussant probablement rempli des lotions colorĂ©es et potions odorantes quâon voit alignĂ©es contre le mur. Lâhomme se lave Ă lâeau.Â
Une femme propre ne sent donc pas la mĂȘme chose quâun homme propre. Surtout dans les comĂ©dies amĂ©ricaines du milieu du siĂšcle dernier.Â
Effluves littéraires
Les vieux ne parlent plus
Ou alors seulement parfois du bout des yeux
MĂȘme riches ils sont pauvres
Ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cĆur pour deux
Chez eux ça sent le thym, le propre
La lavande et le verbe d'antan
Que l'on vive Ă Paris, on vit tous en province
Quand on vit trop longtemps
Les Vieux, 1963, Jacques Brel
Le texte constitue la premiĂšre strophe de cette chanson bien connue de Brel, qui ne fut jamais vieux. Sur scĂšne, lâAbbĂ© marque de ses grands bras le mouvement du balancier de lâhorloge, en nage dans son costume sombre. Il vous arrache une larme Ă lâĂ©vocation de celles et ceux qui, restĂ©s seuls, âtraverse[nt] le prĂ©sent en s'excusant dĂ©jĂ de n'ĂȘtre pas plus loinâ.
Uncle Harry Entering Barn, Home Place - 1947 © Wright Morris
Dans cette chanson, Brel dresse le portrait dâune gĂ©nĂ©ration Ă©teinte et fatiguĂ©e, qui nâest ni tout Ă fait dans la vie ni tout Ă fait dans la mort. DĂšs le cinquiĂšme vers de la chanson, il fait appel au cinquiĂšme sens de son public : chez les vieux, ça âsent le thym, le propre, la lavande et le verbe dâantanâ, chante-t-il en Ă©grenant chaque syllabe comme autant dâinĂ©luctables secondes.
Lâodeur du propre devient lâodeur de lâennui, du logis refermĂ© sur sa solitude et impeccablement tenu dans lâattente du dernier voyage. Leur chez-soi est littĂ©ralement aseptisĂ©, un terme qui, de âstĂ©rilisĂ©, sans microbesâ, en est venu Ă signifier âneutreâ, âfadeâ, âfroidâ. Comme ce qui les attend âplus loinâ.
La question saugrenue de la fin
A votre avis, il sent quoi Monsieur Propre ?
Je table sur :
Lâafter shave, parce que la douceur de ses joues nâa dâĂ©gal que lâĂ©clat de son crĂąne, plus brillant que ton futur.
Les embruns salĂ©s de lâocĂ©an Atlantique sillonnĂ© par le marin de lâUS Navy qui lâa inspirĂ©.
La javel mĂ©langĂ©e Ă la sueur, parce que si lâon en croit lâĂ©trange origin story inventĂ©e par son entreprise mĂšre, il passe sa vie Ă nettoyer des trucs.
Tâen penses quoi toi ? Envoie-moi ta rĂ©ponse sur Twitter oĂč je te lirai avec plaisir (si je trouve la messagerie - je maĂźtrise pas encore bien lâoutil - oui jâai environ 60 piges).
En attendant vos retours, je vous souhaite une semaine qui fleure bon le magnolia et la pluie sur le béton mouillé,