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La newsletter qui a du nez

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Par Louise
4 mars · 7 mn à lire
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L’argent a une odeur

Les casinos vous mènent par le bout du nez et autres pas si fun facts sur l’odeur de la moula

Vous ne “sentez” pas votre nouvelle boss, ne pouvez pas “piffer” votre voisin, et vous dites “ça pue l’amour ici” quand vos amis s’embrassent ? Vous avez certes l’air chiant, mais vous prouvez par votre choix de mots que l’odorat joue un rôle bien plus important dans nos liens sociaux qu’on le pense. A maîtriser en communauté, libérées dans l’intimité, gênantes ou réconfortantes, découvertes ou chargées de souvenirs, les effluves nous accompagnent au quotidien, sans que nous y prêtions attention.

Cinquième et dernier sens, sens sacrifié ? Dans cette newsletter, on remet le pif au milieu du visage,  pour découvrir ce qu’il a à nous dire sur nos modes de vie, et sur le monde qui nous entoure. Épisode 1.

Alors comme ça, l’argent n’a pas d’odeur ?

Depuis que Vespasien l’a décrété il y a de cela plus d’un millénaire, le dicton a subsisté, signifiant de nos jours que tout oseille est bon à se mettre sous la dent, même s’il provient d’activités illicites.

A l’origine du proverbe est un impôt qui pue. Celui que le souverain romain susnommé aurait appliqué aux collectes d’urine dans la Rome antique, afin de renflouer au plus vite les caisses de l’Empire siphonnées par son prédécesseur. 

Aux moqueries et autres railleries vindicatives qui n’ont pas manqué de suivre l’annonce, l’homme d’état aurait opposé ces trois mots : “Pecunia non olet” ou “L’argent n’a pas d’odeur”.

L'Ivresse de l'argent, film de Lim Sang-soo sorti en 2012 où on sniffe du biffL'Ivresse de l'argent, film de Lim Sang-soo sorti en 2012 où on sniffe du biff

Punchliner antique, il a depuis inspiré moult rappeurs plus ou moins célèbres, dont Hayce Lemsi dans Och Bad 2 :

“On dit qu'l'argent n'a pas d'odeur mais quand t'en as pas ça s'sent !”

Ou le groupe de rap Ärsenik pour son élégant Sexe, pouvoir & biftons :

“L'argent n'a pas d'odeur, mon frère, mais la femme a du flair (ouais)”

“Ouais” Mais alors, si l’argent n’a pas d’odeur, pourquoi les méchants dans les films reniflent-ils toujours leur butin fraîchement cambriolé ?

Sans doute parce que Vespasien n’était pas fin limier. Et parce que oui, l’argent a une odeur. Démonstration en 3 points.


Factuellement, le flouz refoule

Sinon comment expliquer que Goran, cash-dog de son état, repère à la truffe les émanations d’argent sale qui embaument nos frontières ? Formé par les douanes du Grand Est, ce labrador noir de 6 ans est capable de débusquer de grosses sommes d’argent cousues dans des vêtements, roulées dans des cigarettes, avalées ou “introduites dans le rectum”.

Le moment de convaincre votre grand-mère d’arrêter de voyager avec son poids en cash dans le porte-monnaie “au cas où”. Goran, qui travaille pour la seule satisfaction de pouvoir passer du bon temps avec son doudou-récompense, pourrait faire du zèle.

Astor, dans le side-car du policier hambourgeois Ernst Muller © Hans MeyerAstor, dans le side-car du policier hambourgeois Ernst Muller © Hans Meyer

En fait, en sortie de banque, les billets exhalent l’encre, le coton et le lin. Leurs trois principaux ingrédients, que l’ex-magnat de l’industrie du logiciel états-unien Patrick McCarthy a décidé de faire infuser dans son eau de parfum éloquemment intitulée “Money”.

Lancée en 2011, elle promet de vous faire sentir riche, littéralement, puisqu’elle est parfumée au US dollar. Et on apprend avec stupeur qu’il existe des billets mâles et des billets femelles, à en croire le marketing genré de la “fragrance of success”.


Riches ou pauvres, deux salles deux effluences

C’est un fait, notre consommation personnelle répond, en plus des impératifs économiques, à de puissants facteurs sociaux. Notre âge, notre genre, mais aussi notre classe sociale ou notre niveau d’étude influencent l’acte d'achat. Et les parfums n’échappent pas à la règle. Il y a des signatures olfactives qui font “riches” et d’autres qui font “pauvres”. 

Les origamis en billets de banque du hawaïen Won ParkLes origamis en billets de banque du hawaïen Won Park

Karen A. Cerulo, professeure de sociologie à l’université d'État du New Jersey en a fait l’expérience. En 2018, elle publie une étude du doux nom de “Odeur et préjugés”. Pour ses recherches, elle réunit 72 personnes issues de milieux sociaux divers, afin de leur faire renifler et commenter 3 parfums de femme, définis comme suit : 

  • Parfum A : “très cher conçu pour les occasions spéciales ou « habillées »”

  • Parfum B : “à prix modéré conçu pour le lieu de travail ou les loisirs”

  • Parfum C : “très bon marché conçu pour un usage passe-partout”

Dans l’imaginaire des participant.es, le parfum C s’incarne en “quelqu’un qui ne peut pas s’offrir de parfum”, une adolescente ou une vieille femme démunie. Le parfum A évoque quant à lui des créatures mentales “habillées comme des stars [...] à un gala ou dans un restaurant quatre étoiles [...] Je sens ça et je pense « important »… Ce qui signifie aussi « richesse »”.

CQFD comme dit le poète.


Les casinos vous mènent par le bout du nez

C’est un secret de polichinelle, ces temples de la dépense et de l’espoir déçu sont conçus pour vous enfermer dans un univers hors du temps que seuls peuplent bandits-manchots et autres pouss-pièces. Absence d’horloge, obscurité, alcool, taille des jetons, couleurs de la salle, sons des machines… Rien n’est laissé au hasard, tout pousse le joueur à risquer son argent par le contrôle de ses cinq sens.

Et vous l’aurez deviné, en ces lieux, votre odorat est pris en otage à peine le seuil franchi. En diffusant des effluves de “Coco Mangue Tropicale” “Figue Verte” ou “Brise du Désert”, les barons de la roulette espèrent ancrer en vous le souvenir de leur casino. Et ça marche, selon le docteur Alan R. Hirsch, neurologue et psychiatre américain de renom. D’après ses recherches, l’usage de parfum d’ambiance augmente les dépenses d’argent de 45% environ. 

© Yeong-Ung Yang© Yeong-Ung Yang

Rien de nouveau sous le soleil du marketing olfactif (ou mercatique par stimulation sensorielle en bon français). Dans ce guide du communiquant idéal on l’assure : l’odeur crée un lien émotionnel avec les clients, augmente les ventes, crée une expérience client plus positive, vous aide à vous démarquer de la concurrence. Mais attention, il s’agit de faire un choix. Une seule effluve doit chatouiller les naseaux de vos clients. Exit le brouhaha olfactif à la Sephora, ça ferait mauvais genre.

Les biftons fleurent donc parfois le “cachemire blanc”. Qui l’aurait cru.


Art’room

En 41 avant J-C, Cléopâtre est sévèrement convoquée par Marc-Antoine. Le consul est mécontent de la neutralité de l’Égypte, pourtant sous son protectorat, dans la guerre civile qui oppose alors son clan, fidèle à l’héritage de César, à celui des césaricides. Cléopâtre est en fâcheuse posture : elle sait qu’elle doit sortir confirmée de cette entrevue si elle veut s’assurer du soutien de Rome, nécessaire à la prospérité de son royaume. Elle doit faire forte première impression à Marc-Antoine.

Le récit de cette rencontre n’a cessé de passionner historiens et artistes. Lawrence Alma-Tadema, peintre britannique du XIXème siècle, choisit de représenter la reine de légendes lascive et pieds nus, sur une galère richement décorée. 

La Rencontre d’Antoine et Cléopâtre (1883), de Lawrence Alma-TademaLa Rencontre d’Antoine et Cléopâtre (1883), de Lawrence Alma-Tadema

En bas à gauche de l’huile sur panneau, des servantes soufflent dans de curieux encensoirs, projetant sur Cléopâtre des effluves parfumées. Les guirlandes de roses et les pétales qui jonchent le navire suggèrent également une arrivée tout en gracieuses émanations de la part de la souveraine. 

Ici, l’odeur incarne la puissance à la fois politique et de séduction de la reine d’Égypte. Dans la société fortement hiérarchisée de l’époque (et jusqu’à la démocratisation du parfum au cours du 20ème siècle en occident, allant de pair avec l'avènement de la société de consommation) se parfumer était réservé à ceux qui en avaient les moyens.

L'œuvre de Lawrence Alma-Tadema est éloquente à ce sujet : les servantes, vecteurs de l’odeur, sont à peine visibles, plongées dans l’ombre et très décentrées. Elles produisent le parfum, mais n’en bénéficient pas.


Effluves littéraires

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! Quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés concerts. Mozart est condamné.

Terre des Hommes, 1939, Antoine de Saint-Exupéry

Ce passage est extrait de la fin de l’ouvrage. L’auteur, qui raconte ici sa propre expérience, parcourt en pleine nuit les couloirs d’un train en marche. Il traverse d’abord les wagons de première classe, déserts. Puis il pénètre dans “les voitures de troisième”, abritant “des centaines d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne”.

Migrant Mother, Nipomo California © Dorothea LangeMigrant Mother, Nipomo California © Dorothea Lange

Repris et commenté à l’envi, ce passage de Terre des Hommes est resté célèbre pour la formule qui le conclut : “Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.Assassiné par la misère et l’injustice sociale qui, en faisant de la subsistance leur principale préoccupation, ne leur permettront pas d’atteindre leur plein potentiel.

Pour l’auteur, l’enfant choyé est une rose, fleur odorante s’il en est. Il s’épanouit sous les attentions aimantes de ses parents-jardiniers. Il est vu et reconnu comme capable de fleurir, de diffuser son parfum unique. A l’enfant miséreux la musique “pourrie”, dont on imagine les effluves immondes, et “la puanteur des cafés concerts” bruyants. Noyé dans la foule malodorante, invisible, il est “condamné”.

En opposant les émanations de la vie d’un enfant “riche” à celles de la vie d’un enfant “pauvre”, l’auteur renforce le contraste entre les classes sociales en s’appuyant sur l’odorat de son lecteur.


La question saugrenue de la fin

A votre avis, il sent quoi Elon Musk ? (le premier qui répond “le musc”, je lui fais rien du tout car j’aime les jeux de mots)

Je table sur :

  • Le gel pour les cheveux. Parce que vous allez pas me faire croire que ça tient tout seul, et je refuse d’imaginer que la brillance mouillée de sa crinière soit due à quoi que ce soit d’autre qu’à un produit cosmétique.

  • Le pressing. Parce que la blancheur et la rigidité de ses chemises n’a d’égal que la blancheur et l’alignement de ses chicots.

  • La lavande. Franchement, j’ai pas trop d’arguments si ce n’est qu’il a la tête d’un mec qui porte de l’eau de Cologne à la lavande.

T’en penses quoi toi ? Envoie-moi ta réponse sur Insta, et je publierai la meilleure dans la prochaine newsletter :)

En attendant vos retours, je vous souhaite une semaine qui fleure bon le lila et le café moulu,